L'Éducation d'un prince
« L'Éducation d'un prince » de Marivaux n'est pas une pièce de théâtre, mais un dialogue publié dans le Mercure en 1754, cela dit je l'ai vu mis en scène dans un petit théâtre de la rue Saint-Martin à Paris. Le message de ce dialogue est toujours d'actualité.
En sortant du théâtre j'ai couru à la bibliothèque du centre Beaubourg cherché cette petite merveille, mais ne cherchant que dans une intégrale du théâtre de Marivaux, je ne l'ai d'abord point trouvé.
Je retourne alors tout excité au théâtre et là miracle, ils vendaient une petite brochure de la retranscription du dialogue, avec quelques fautes d'orthographe
Plus tard j'ai retrouvé « L'Éducation d'un prince » dans une intégrale, tout à la fin dans les oeuvres diverses.
C'est la version de la brochure que j'avais d'abord copié ici, mais début 2022 je trouve cette
édition de 1781 qui est copiée ci-dessous. Il n'y a que quelque différences minimes, quelques mots ou phrases supprimés ou ajoutés, rien de bien important, et qui n'en change pas le sens profond.
« L'Éducation d'un prince » semble être une adaptation d'une ancienne histoire qui aurait servit à l'éducation d'un prince à une époque ancienne, remise au goût du jour par Marivaux, comme Jean de La Fontaine fit ses fables avec celles d'
Esope et Phèdre, et Charles Perrault pour ses « Histoires ou Contes du temps passé avec des moralités »
Introduction qui n'est pas dans la version de 1781.
« Ces dialogues, qu'on donne au public sont très anciens. Un seigneur qui hérita, il y a quelques temps, d'un de ses parents, les trouva dans le château où ce parent était mort ; ils étaient confondus avec d'autres papiers extrêmement anciens aussi ; on en a changé que le langage gaulois, par lequel il paraît, au jugement de quelques savants, qu'il y a pour le moins quatre siècles qu'ils sont écrits. On ne sait pas non plus quel en est l'auteur ; tout ce qu'on en peut croire, c'est qu'ils ont servi à l'éducation de quelqu'un de nos rois, ou de quelques princes destinés à régner. Quoi qu'il en soit, en voici le premier, dont les détails sont assez simples. C'est un gouverneur et un jeune prince qui s'entretiennent ensemble, tout deux apparemment sous des noms supposés puisque le prince a celui de Théodose, et le gouverneur celui de Théophile. »
THEOPHILE : Voici un endroit charmant ; voulez-vous Prince, que nous nous y arrêtions ?
THEODOSE : Comme il vous plaira.
THEOPHILE : Vous me paraissez aujourd'hui bien sérieux ; la promenade vous ennuie-t-elle ? Auriez-vous mieux aimé rester avec ces jeunes gens que nous venons de quitter ?
THEODOSE : Mais je vous avoue qu'ils m'amusaient.
THEOPHILE : Vous me savez donc bien mauvais gré de vous avoir amené ici : n'est-il pas vrai que vous me trouvez dans mille moments un homme bien incommode ? Je penses que vous ne m'aimerez guère quand vous serez débarrassé de moi.
THEODOSE : Pourquoi me dites-vous cela ? Vous vous trompez.
THEOPHILE : Combien de fois me suis-je aperçu que je vous fatiguais, que je vous étais désagréable ?
THEODOSE : Ah ! désagréable, c'est trop dire ; vous m'avez quelquefois fait faire des choses qui n'étaient pas de mon goût ; mais votre intention était bonne, et je ne suis pas assez injuste pour en être fâché contre vous.
THEOPHILE : C'est-à -dire que mes soins et mes attentions ne m'ont point brouillé avec vous ; que vous me pardonnez tout le zèle et même toute la tendresse avec laquelle j'ai travaillé à votre éducation : voilà précisément ce que vous voulez bien oublier en ma faveur.
THEODOSE : Ce n'est point là ma pensé, et vous me faites une vraie chicane ; je viens d'avouer que vous m'avez quelques fois chagriné, mais que je compte cela pour rien, que je n'y songe plus, que j'en ai point de rancune : que puis-je dire de plus ?
THEOPHILE : Jugez-en vous même. Si quelqu'un vous voyait dans un grand péril, qu'il ne pût vous en tirer, vous sauver la vie, qu'en vous faisant une légère douleur, serait-il juste, lorsque vous seriez hors de danger, de vous en tenir à lui dire : Vous m'avez fait un petit mal, vous m'avez un peu trop pressé le bras, mais je n'en ai point de rancune, et je vous le pardonne ?
THEODOSE : Ah ! Vous avez raison ; il y aurait une ingratitude effroyable à ce que vous me dites là : mais c'est de quoi il n'est pas question ici ; je ne sache pas que vous m'ayez jamais sauvé la vie.
THEOPHILE Non ; le service que j'ai taché de vous rendre est encore plus grand : j'ai voulu vous sauver du malheur de vivre sans gloire ; je vous ai vu exposé à des défauts qui auraient fait périr les qualités de votre âme, et c'est à la plus noble partie de vous même que j'ai, pour ainsi dire, taché de conserver la vie. Je n'ai pu y réussir qu'en vous contrariant, qu'en vous gênant quelque fois : Il vous en a coûté de petits chagrins ; c'est là cette légère douleur dont je parlais tout à l'heure : vous contentez-vous encore de dire, Je n'y songe plus ?
THEODOSE : Non, Théophile, je me trompais, et je me dédis de tout mon coeur ; je vous ai en effet les plus grandes obligations.
THEOPHILE : Point du tout ; je n'ai fait que mon devoir, mais il y a eu du courage à le faire : Vous m'aimeriez bien d'avantage, si je l'avais voulu ; il n'a tenu qu'à moi de vous être extrêmement agréable, et de gagner pour jamais vos bonnes grâces ; ce n'eût été qu'à vos dépens, à la vérité.
THEODOSE : A mes dépens, dîtes-vous ?
THEOPHILE : Oui, je n'avais qu'à vous trahir pour vous plaire, qu'à négliger votre instruction, qu'à laisser votre coeur et votre esprit devenir ce qu'ils auraient pu, qu'à vous abandonner à vos humeurs, à vos impatiences, à vos volontés impétueuses, à votre dégoût pour tout ce qui n'était pas dissipation et plaisir. Convenez-en, la moindre petite contradiction vous irritait, vous était insupportable ; et, ce qui est encore pis, j'ai vu le temps où ceux qui vous entouraient, n'étaient précisément pour vous que des figures qui amusaient vos yeux ; vous ne saviez pas que c'étaient des hommes qui pensaient, qui vous examinaient, qui vous jugeaient, qui ne demandaient qu'à vous aimer, qu'à pouvoir vous regarder comme l'objet de leur amour et de leur espérance. On peut vous dire cela aujourd'hui que vous n'êtes plus le même, et que vous vous montrez aimable ; aussi vous aime-t-on, aussi ne voyez-vous autour de vous que des visages contents et charmés, que des respects mêlés d'applaudissements et de joie : mais je n'en suis pas mieux avec vous, moi, pour vous avoir appris à être bien avec tout le monde.
THEODOSE : Laissons là ce que je vous ai répondu d'abord, je le désavoue ; mais quand vous dîtes qu'il n'y avait qu'à m'abandonner à mes défauts pour me plaire, que savez-vous si je ne vous les aurais pas reprochés quelques jour ?
THEOPHILE : Non, prince, non, il n'y avait rien à craindre ; vous ne les auriez jamais su : il faut avoir des vertus pour s'apercevoir qu'on en manque, ou du moins pour être fâché de n'en point avoir ; et des vertus, vous n'en auriez point eu. La manière dont je vous aurais élevé y aurait mis bon ordre : et ce lâche gouverneur, qui vous aurait épargné la peine de devenir vertueux et raisonnable, qui vous aurait laissé la misérable douceur de vous gâter tout à votre aise, vous serait toujours resté dans l'esprit, comme l'homme du monde le plus accommodant et du meilleur commerce, et non pas comme un homme à qui vous pardonnez tout au plus le bien qu'il vous a fait.
THEODOSE : Vous en revenez toujours à un mot que j'ai dit sans réflexion.
THEOPHILE : Oui, prince, je soupçonne quelque fois que vous ne m'aimez guère, mais en revanche on vous aimera : voilà ce que je vous devais à vous, et ce que je devais à tout le monde. Vous souvenez-vous d'un trait de l'histoire romaine que nous lisions ce matin ? Qu'il me tue, pourvu qu'il règne, disait Agrippine en parlant de Néron ; et moi j'ai dit, sans comparaison, qu'il me haïsse, pourvu qu'il ne manque jamais à sa gloire, et qu'il n'ait tort ni avec la raison ni avec les vertus qu'il doit avoir.
THEODOSE : Qu'il me haïsse, dîtes-vous ; vous n'y songez pas, Théophile ; en vérité : m'en soupçonnez-vous capable ?
THEOPHILE : La manière dont vous vous récriez, semble promettre qu'il n'en sera rien.
THEODOSE : Je vous en convaincrai encore mieux dans les suites, soyez en persuadé.
THEOPHILE : Je crois vous entendre, Prince, et je suis extrêmement touché de ce témoignage de votre bon coeur ; mais de grâce, ne vous y trompez point : je ne vous rappelle pas mes soins pour les vanter. Si je tâche de vous y rendre sensible, c'est afin que vous les récompensiez de votre confiance, et non pas de vos bienfaits : nous allons bientôt nous quitter, et j'ai besoin aujourd'hui que vous m'aimiez un peu : mais c'est pour vous que j'en ai besoin, et non pas pour moi ; c'est que vous m'en écouterez plus volontiers sur ce qu'il me reste à vous dire pour achever votre éducation.
THEODOSE : Ah ! parlez, Théophile : me voici, je vous assure, dans la disposition où vous me souhaitez ; je sais d'ailleurs que le temps presse, et que nous n'avons pas longtemps à demeurer ensemble.
THEOPHILE : Et vous attendez que je n'y sois plus, n'est-il pas vrai ? Vous n'aurez plus de gouverneur, vous serez plus libre, et cela vous réjouit, convenez-en.
THEODOSE : Franchement il pourrait bien y avoir quelque chose de ce que vous dîtes là , et le tout, sans que je m'impatiente d'être avec vous : mais on aime à être maître de ses actions.
THEOPHILE : Raisonnons : si jusqu'ici vous aviez été le maître absolu des vôtres, vous n'en auriez peut-être pas fait une qui vous vous eût fait honneur ; vous auriez gardé tous vos défauts, par exemple.
THEODOSE : J'en serais bien fâché.
THEOPHILE : C'est donc un bonheur pour vous de n'avoir pas été votre maître ; n'y a-t-il point de danger que vous le soyez aujourd'hui ? ne vous défiez-vous pas de l'extrème envie que vous avez de l'être ? Votre raison a fait du progrès sans doute, mais prenez garde : quand on est si impatient d'être défait de son Gouverneur, ne serait-ce pas signe qu'on a encore besoin de lui, qu'on est pas encore aussi raisonnable qu'on devrait l'être ? car si on l'était, ce gouverneur ne serait plus si incommode ; il ne gênerait plus, on serait toujours d'accord avec lui ; il ne ferait plus que tenir compagnie : qu'en pensez-vous ?
THEODOSE : Je rêve à votre réflexion.
THEOPHILE : Il n'en est pas de vous comme d'un particulier de votre âge ; votre liberté tire à bien d'autres conséquences, on saura bien empêcher ce particulier d'abuser longtemps et à un certain point, de la sienne ; mais qui est-ce qui vous empêchera d'abuser de la votre ? qui est-ce qui la réduira à de justes bornes ? quels secours aura-t-on contre vous, que vos vertus, votre raison, vos lumières ? Et quoiqu'aujourd'hui vous ayez de tout cela, êtes-vous sûr d'en avoir assez pour ne pas appréhender d'être parfaitement libre ? Songez à ce que c'est qu'une liberté, que votre âge, et que l'impunité de l'abus que vous pouvez en faire, rendraient si dangereuse. Si vous n'étiez pas naturellement bon et généreux ; si vous n'aviez pas le meilleur fond du monde, Prince, je ne vous tiendrais pas ce discours là : mais c'est qu'avec vous il y a bien des ressources ; je vous connais, il n'y a que des réflexions à vous faire faire.
THEODOSE : A la bonne heure ; mais vous me faites trembler, je commence à craindre très sérieusement de vous perdre.
THEOPHILE : Voilà une crainte qui me charme ; elle part d'un sentiment qui vaut mieux que tous les Gouverneurs du monde : ah ! Que je suis content, et qu'elle nous annonce une belle âme.
THEODOSE : Il ne tiendra pas à moi que vous ne disiez vrai ; courage, mettons à profit le temps que nous avons à penser ensemble ; nous en reste-t-il beaucoup ?
THEOPHILE : Encore quelques mois.
THEODOSE : Cela est bien court.
THEOPHILE : Je vous garantis que c'en sera plus qu'il n'en faut pour un prince capable de cette réponse-là , surtout avec un homme qui ne vous épargnera pas la vérité, d'autant plus que vous n'avez que ce petit espace de temps-ci pour l'entendre, et qu'après moi personne ne vous le dira peut-être. Vous allez tomber entre les mains de gens qui vous aimeront bien moins qu'ils n'auront envie que vous les aimiez ; qui ne voudront que vous plaire,et non pas vous instruire ; qui feront tout pour le plaisir de votre amour propre, et rien pour le profit de votre raison.
THEODOSE : Mais, n'y a-t-il pas d'honnêtes-gens qui sont d'un caractère sûr, et d'un honneur à toute épreuve ?
THEOPHILE : Oui, il y en a partout, quoique toujours en petit nombre.
THEODOSE : Eh bien ! j'aurais soin de me les attacher, de les encourager ; je les préviendrai.
THEOPHILE : Vous le croyez, que vous les préviendrez ; mais si vous n'y prenez garde, je vous avertis que ce seront ceux qui auront le moins d'attrait pour vous, ceux pour qui vous aurez le moins d'inclinaison, et que vous traiterez le plus froidement.
THEODOSE : Froidement ! Moi qui me sens tant de dispositions à les aimer, à les distinguer !
THEOPHILE : Eh ! Vous ne la garderez pas, cette disposition là ; leur caractère vous l'ôtera. Et, à propos de cela, voulez-vous bien me dire ce que vous pensez de Sostène ? C'est un des hommes de la Cour que vous voyez le plus souvent.
THEODOSE : Et un fort aimable homme, qui a toujours quelque chose d'obligeant à vous dire, et qui vous le dit avec grâce, quoique d'un air simple et naturel ; c'est un homme que j'aime à voir, malgré la différence de son âge au mien, et je suis persuadé qu'il m'aime un peu aussi. Je le sens à la manière dont il m'aborde, dont il me parle, dont il écoute ce que je dis ; je n'ai point encore trouvé d'esprit plus liant, plus d'accord avec le mien.
THEOPHILE : Il est vrai.
THEODOSE : Je ne pense pas de même de Philante.
THEOPHILE : Je vous crois.
THEODOSE : Quelle différence ! Celui-ci a un esprit raide et sérieux ; je pense qu'il n'estime que lui, car il n'approuve jamais rien ; ou, s'il approuve, c'est avec tant de réserve et d'un air si contraint, qu'on dirait qu'il a toujours peur de vous donner trop de vanité ; il est toujours de votre avis le moins qu'il peut, et il vaudrait autant qu'il n'en fut point du tout. Il y a quelques jours que, pendant que vous étiez sur la terrasse, il m'arriva de dire quelque chose dont tout le monde se mit à rire comme d'une saillie assez plaisante ; lui seul baissa les yeux, en souriant à la vérité, mais d'un sourire qui signifiait qu'on ne devait pas rire.
THEOPHILE : Peut-être avait-il raison ?
THEODOSE : Quoi ! Raison contre tout le monde ? est-ce que jamais tout le monde a tort ? avait-il plus d'esprit que trente personnes ?
THEOPHILE : Trente flatteries font-elles une approbation ? décident-elles de quelque chose ?
THEODOSE : Comme vous voudrez : mais Philante n'est pas mon homme.
THEOPHILE : Vous avez cependant tant de dispositions à aimer les gens d'un caractère sûr et d'un honneur à toute épreuve.
THEODOSE : Assurément, et je le dis encore.
THEOPHILE : Eh bien ! Philante est un de ces hommes que vous avez dessein de prévenir et de vous attacher.
THEODOSE : Vous me surprenez ; cette honnêteté-là a donc bien mauvaise grâce à l'être !
THEOPHILE : Tous les honnêtes gens lui ressemblent ; les grâces de l'adulation et de la fausseté leur manquent à tous ; ils aiment mieux, quand il faut opter, être vertueux qu'agréables : vous l'avez vu par Philante ; il n'a pu, dans l'occasion et avec sa probité, louer en vous que ce qu'il y a vu de louable, et a pris le partit de garder le silence sur ce qui ne l'était ; la vérité ne lui a pas permis de donner à votre amour propre toutes les douceurs qu'il demandait, et que Sostène lui a donné sans scrupule. Voilà ce qui vous a rebuté de Philante, ce qui vous l'a fait trouver si froid, si peu affectueux, si difficile à contenter ; voilà ce caractère qui, dans ces pareils, vous paraîtra si sec, si austère et si critique, en comparaison de la souplesse des Sostène, avec qui vous contacterez un si grand besoin d'être applaudi, d'être encensé, je dirais presque d'être adoré.
THEODOSE : Oh ! Vous en dites trop ; me prendrai-je pour une divinité ? Me feront-ils accroire que j'en suis une ?
THEOPHILE : Non ; on ne va pas si loin : on ne saurait ; et je pense que l'exemple de l'empereur Caîus, dont nous lisions l'histoire ces jours passés, ne gâtera à présent personne.
THEODOSE : Vous me parlez d'un extravagant, d'une tête naturellement folle.
THEOPHILE : Il est vrai ; mais malgré la faiblesse de sa tête, s'il n'avait jamais été qu'un particulier, il ne serait point tombé dans la folie qu'il eut, et ce fut la hauteur de sa place qui lui donna ce vertige. Aujourd'hui les conditions comme la sienne ne peuvent plus être si funestes à la raison ; elles ne sauraient faire des effets si terribles. La religion, nos principes, nos lumières, ont rendu un pareil oubli de soi-même impossible ; il n'y a plus moyen de s'égarer jusque-là : mais tout le danger n'est pas ôté ; et si l'on y prend garde, il y a encore des étourdissements où l'on peut tomber, et qui empêchent qu'on ne se connaisse. On ne se croit pas une divinité, mais on ne sait pas trop ce qu'on est, ni pour qui l'on se prend ; on ne se définit point. Ce qui est certain, c'est qu'on se croit bien différent des autres hommes ; on ne se dit pas : je suis d'une autre nature qu'eux ; mais de la manière dont on l'entend, on se dit à peu près la valeur de cela.
THEODOSE : Attendez donc ; me tromperais-je, quand je me croirais plus que les autres hommes ?
THEOPHILE : Non : dans un sens vous êtes infiniment plus qu'eux ; dans un autre, vous êtes précisément ce qu'ils sont.
THEODOSE : Précisément ce qu'ils sont ! Quoi ! Le sang dont je sors....
THEOPHILE : Est consacré à nos respects, et devenu le plus noble sang du monde ; les hommes se sont fait et ont dû se faire une loi inviolable de le respecter : voilà ce qui vous met au-dessus de nous. Mais dans la nature, votre sang, le mien, celui de tous les hommes, c'est la même chose ; nous le tirons tous d'une source commune : voilà par où vous êtes ce que nous sommes.
THEODOSE : A la rigueur, ce que vous dites là est vrai ; mais il me semble qu'à présent tout cela n'est plus de même, et qu'il faut raisonner autrement : car enfin pensez-vous de bonne foi qu'un valet de pied, qu'un homme du peuple, est un homme comme moi, et que je ne suis qu'un homme comme lui ?
THEOPHILE : Oui, dans la nature.
THEODOSE : Mais cette nature, est-il encore ici question d'elle ? Comment l'entendez-vous ?
THEOPHILE : Tout simplement : il ne s'agit pas d'une pensée hardie, je ne hasarde rien ; je ne fais point le philosophe, et vous ne me soupçonnez pas de vouloir diminuer de vos prérogatives.
THEODOSE : Ce n'est pas là ce que j'imagine.
THEOPHILE : Elles me sont chères, parce que c'est vous qui les avez ; elles me sont sacrées, parce que vous les tenez, non seulement des hommes, mais de Dieu même : sans compter que, de toutes les façons de penser, la plus ridicule, la plus impertinente et la plus injuste serait de vouloir déprimer la grandeur de certaines conditions absolument nécessaires. Mais à l'égard de ce que nous disions tout à l'heure, je parle en homme qui suit les lumières du bon sens le plus ordinaire, et la peine que vous avez à m'entendre vient de ce que je vous disais tout à l'heure, qui est que, dans le rang où vous êtes, on ne sait pas trop pour qui l'on se prend . Ce n'est pas que vous ayez eu encore à faire aux flatteurs, j'ai tâché de vous en garantir ; vous êtes né d'ailleurs avec beaucoup d'esprit : cependant l'orgueil de ce rang vous a déjà gagné ; vous ne vous connaissez déjà plus ; et cela, à cause de cet empressement qu'on a pour vous voir, de ces respects que vous trouvez sur votre passage. Il n'en a pas fallu davantage pour vous jeter dans une illusion dont je suis sûr que vous allez rire vous-même.
THEODOSE : Oh ! Je n'y manquerai pas, je vous promets, d'en rire franchement, si j'ai tant de tort que vous le dites : voyons, comment vous tirerez-vous de la comparaison du valet de pied ?
THEOPHILE : Au lieu de lui, mettons un esclave.
THEODOSE : C'est encore pis.
THEOPHILE : C'est que j'ai un fait amusant à vous conter là -dessus. J'ai lu, je ne sais plus dans quel endroit, qu'un roi de l'Asie, encore plus grand par sa sagesse que par sa puissance, avait un fils unique que, par un article d'un traité de paix, il avait été obligé de marier fort jeune : ce fils avait mille vertus ; c'était le prince de la grande espérance : mais il avait un défaut qui déparait tout ; c'est qu'il ne daignait s'humaniser avec personne ; c'est qu'il avait une si superbe idée de sa condition, qu'il aurait cru se déshonorer par le commerce des autres hommes, et qu'il les regardait comme de viles créatures, qu'il traitait doucement, parce qu'il était bon, mais qui n'existaient que pour le servir, que pour lui obéir, et à qui il ne pouvait décemment parler que pour leur apprendre ses volontés, sans y souffrir de réplique ; car la moindre discussion lui paraissait familière et hardie, et il savait l'arrêter par un regard, ou par un mot qui faisait rentrer dans le néant dont on osait sortir devant lui.
THEODOSE : Ah ! La triste et ridicule façon de vivre ! Je prévois la fin de l'histoire : ce prince-là mourut d'ennui.
THEOPHILE : Non ; son orgueil le soutenait, il lui tenait compagnie. Son père qui gémissait de le voir de cette humeur-là , et qui en savait les conséquences, avait beau lui dire tout ce qu'il imaginait de mieux pour le rendre plus raisonnable là -dessus, pour le guérir de cette petitesse d'esprit ; il avait beau se proposer pour exemple, lui qui était Roi, lui qui régnait, et qui était cependant accessible : lui qui parlait à tout le monde, qui donnait à tout le monde le droit de lui parler, et qui avait autant d'amis qu'il avait de sujets qui l'entouraient : Rien ne touchait le fils. Il écoutait son père, il le laissait dire, mais comme un vieillard dont l'esprit avait baissé par les années, et à l'âge duquel il fallait pardonner le peu de dignité qu'il y avait dans ses remontrances.
THEODOSE : Ce jeune prince avait donc été bien mal élevé ?
THEOPHILE : Peut-être son gouverneur l'avait-il épargné de peur d'en être haï. Quoi qu'il en soit, le roi ne savait plus comment s'y prendre, et désespéra d'avoir jamais la consolation de le corriger. Il le corrigea pourtant : sa tendresse ingénieuse lui en suggéra un moyen qui lui réussit. Je vous ai dit que le prince était marié, ajoutez à cela que la jeune princesse touchait à l'instant de lui donner un fils ; du moins se flattait-on que c'en serait un. Or, Vous remarquerez qu'une de ses esclaves se trouvait alors dans le même cas qu'elle, et n'attendait aussi que le moment de mettre un enfant au monde. Le roi, qui avait ses vues, s'arrangea là -dessus, et pris des mesures que le hasard favorisa. Les deux mères eurent chacune un fils ; et qui plus est, l'enfant royal et l'enfant esclave naquirent dans le même quart d'heure.
THEODOSE : Ah ! Ã quoi cela aboutira-t-il ?
THEOPHILE : Le dernier (je parle de l'esclave) fut aussitôt porté dans l'appartement de la princesse, et mis subtilement à côté du petit prince : ils étaient tous les deux accommodés l'un comme l'autre ; on avait seulement eu la précaution de distinguer le petit prince par une marque qui n'était sue que du roi et de ses confidents. Deux enfants au lieu d'un ! s'écria-t-on avec surprise dans l'appartement, et qu'est-ce que cela signifie ? Qui est-ce qui a osé apporter l'autre ? Comment se trouve-t-il là ? Et puis à présent comment démêler le prince ? Jugez du bruit et de la rumeur.
THEODOSE : L'aventure était bien embarrassante.
THEOPHILE : Sur ces entrefaites, le prince, impatient de voir son fils, arrive et demande qu'on le lui montre. Hélas ! Seigneur, on ne saurait, lui dit-on d'un air consterné ; il ne vous est né qu'un prince, et nous venons de trouver deux enfants l'un auprès de l'autre : les voilà , et de vous dire lequel des deux est votre fils, c'est ce qui nous est absolument impossible. Le prince, en pâlissant, regarde ces deux enfants, et soupire de ne savoir à laquelle de ces petites masses de chair encore informes, il doit son amour ou son mépris. Eh ! quel est donc l'insolent qui a osé faire cet outrage au sang de ses maîtres, s'écria-t-il ? A peine achevait-il cette exclamation, que tout à coup le roi parut, suivi de trois ou quatre des plus vénérables seigneurs de l'empire. Vous me paraissez bien agité, mon fils, lui dit le roi ; il me semble même avoir entendu que vous vous plaignez d'un outrage ; de quoi est-il question ? Ah ! Seigneur, lui répondit le prince en lui montrant ces deux enfants, vous me voyez au désespoir ; Il n'y a point de supplice digne du crime dont il s'agit : j'ai perdi mon fils, on l'a confondu avec je ne sais quelle vile créature qui m'empêche de le reconnaître. Sauvez moi de l'affront de m'y tromper ; l'auteur de cet attentat n'est pas loin ; qu'on le cherche, qu'on me venge, et que son supplice effraye toute la terre.
THEODOSE : Ceci m'intéresse.
THEOPHILE : Il n'est pas nécessaire de le chercher ; Le voici, prince : c'est moi, dit alors froidementt un de ces vénérables seigneurs, et dans cette action que vous appelez un crime, je n'ai eu en vue que votre gloire. Le roi se plaint de ce que vous êtres trop fier ; il gémit tous les jours de votre mépris pour le reste des hommes ; et moi, pour vous aider à le convaincre que vous avez raison de les mépriser, et de les croire d'une nature bien au-dessous de la vôtre, j'ai fait enlever un enfant qui vient de naître, je l'ai fait mettre à côté de votre fils, afin de vous donner une occasion de prouver que, tout confondus qu'ils sont, vous ne vous y tromperez pas, et que vous n'en verrez pas moins les caractères de grandeur qui doivent distinguer votre auguste sang d'avec le vil sang des autres. Au surplus je n'ai pas rendu la distinction bien difficile à faire : ce n'est même pas un enfant noble ; c'est le fils d'un misérable esclave que vous voyez à côté du vôtre : Ainsi la différence est si énorme entre eux, que votre pénétration va se jouer de cette faible épreuve où je la mets.
THEODOSE : Ah ! Le malin vieillard !
THEOPHILE : Au reste, Seigneur, ajouta-t-il, je me suis ménagé un moyen sûr de reconnaître votre fils ; il n'est point confondu pour moi : mais s'il l'est pour vous, je vous avertis que rien ne m'engagera à vous le montrer, à moins que le roi ne me l'ordonne. Seigneur, dit alors le prince à son père, d'un air un peu confus et presque la larme à l'oeil, ordonnez lui donc qu'il me le rende. Moi, Prince, lui répartit le roi ; faites-vous réflexion à ce que vous me demandez ? Est-ce que la nature n'a point marqué votre fils ? Si rien ne vous l'indique ici, si vous ne pouvez le retrouver sans que je m'en mêle, eh ! Que deviendra l'opinion superbe que vous avez de votre sang ? Il faudra donc renoncer à croire qu'il est d'une autre sorte que celui des autres, et convenir que la nature, à cet égard, n'a rien fait de particulier pour nous !
THEODOSE : Il avait plus d'esprit que moi, s'il répondit à cela.
THEOPHILE : L'histoire nous rapporte qu'il parut rêver un instant, et qu'ensuite il s'écria tout d'un coup : Je me rends, Seigneur, c'en est fait ; vous avez trouvé le secret de m'éclairer ; la nature ne fait que des hommes et point de princes ; je conçois maintenant d'où mes droits tirent leur origine ; je les faisais venir de trop loin, et je rougis de ma fierté passée. Aussitôt le vieux seigneur alla prendre le petit prince qu'il présenta à son père, après avoir tiré, de dessous les linges qui l'enveloppaient, un billet que le roi lui-même y avait mis pour le reconnaître. Le prince, en pleurant de joie, embrassa son fils, remercia mille fois le vieux seigneur qui avait aidé le roi dans cet innocent artifice, et voulut tout de suite qu'on lui apportât l'enfant esclave dont on s'était servi pour l'instruire, et qu'il embrassa à son tour comme en reconnaissance du trait de lumière qui venait de le frapper. Je t'affranchis, lui dit-il, en le pressant entre ses bras ; on t'élèvera avec mon fils ; je lui apprendrai ce que je te dois, tu lui serviras de leçon comme à moi, et tu me seras toujours cher, puisque c'est par toi que je suis devenu raisonnable.
THEODOSE : Votre prince me fait pleurer.
THEOPHILE : Ah ! Mon fils, s'écria le roi, pénétré d'attendrissement, que vous êtres bien digne aujourd'hui d'être héritier d'un empire ! Que tant de raison et que tant de grandeur vous vengent bien de l'erreur où vous étiez tombé !
THEODOSE : Ah ! que je suis content de votre histoire ! me voilà bien accommodé avec la comparaison du valet de pied ; je lui ai autant d'obligation que le Prince en avait au petit esclave. Mais dites moi, Théophile, ce que vous venez de dire, et qui est si vrai, tout le monde le sait-il comme il faut le savoir ? Je cherche un peu à m'excuser : la plupart de nos jeunes gens ne s'y trompent-ils pas ? je vois bien qu'ils me mettent au-desus d'eux ; mais il me semble qu'ils ne croient pas que tout homme, dans la nature, est leur semblable : ils s'imaginent qu'elle a aussi un sang à part pour eux ; il n'est ni si beau ni si distingué que le mien, mais il n'est pas de l'espèce de celui des autres ; qu'en dites-vous ?
THEOPHILE : Que non seulement ces jeunes gens ne savent pas que tout est égal à cet égard, mais que des personnages très graves et très sensés l'oublient : Je dis qu'ils l'oublient, car il est impossible qu'ils l'ignorent ; et si vous leur parlez de cette égalité, ils ne la nieront pas, mais ils ne la savent que pour en discourir, et non pas pour la croire ; ce n'est pour eux qu'un trait d'érudition, qu'une morale de conversation, et non pas une vérité d'usage.
THEODOSE : J'ai une question à vous faire ; Ne dit-on pas souvent, en parlant d'un homme qu'on estime, c'est un homme qui se ressent de la noblesse de son sang ?
THEOPHILE : Oui ; il y a des gens qui s'imaginent qu'un sang transmis par un grand nombre d'aïeux nobles, qui ont été élevés dans la fierté de leur rang ; ils s'imaginent, dis-je, que ce sang, tout venu qu'il est d'une source commune, a acquis, en passant, de certaines impressions qui le distinguent d'un sang reçu de beaucoup d'aïeux d'une petite condition ; et il se pourrait bien effectivement que cela fît des différences : mais ces différences sont-elles avantageuses ? Produisent-elles des vertus ? Contribuent-elles à rendre l'âme plus belle et plus raisonnable ? Et la nature là -dessus suit-elle la vanité de notre opinion ? Il y aurait bien de la vision à le croire, d'autant plus qu'on a tant de preuves du contraire : ne voit-on pas des hommes du plus bas étage qui sont des hommes admirables ?
THEODOSE : Et l'histoire ne nous montre-t-elle pas de grands seigneurs par la naissance, qui avaient une âme indigne ? Allons, tout est dit sur cet article ; La nature ne connaît pas les nobles, elle ne les exempte de rien, ils naissent souvent aussi infirmes de corps, aussi courts d'esprit que les autres.
THEOPHILE : Ils meurent de même, sans compter que la fortune se joue de leurs biens, de leurs honneurs ; que leur famille s'éteint ou s'éclipse. N'y a-t-il pas une infinité de races, et des plus illustres, qu'on a perdu de vue ; que la nature a continué, mais que la fortune a quitté ; et dont les descendants méconnus rampent apparemment dans la foule, labourent ou mendient, pendant que de nouvelles races, sorties de la poussière, font aujourd'hui les fières et les superbes, et s'éclipseront aussi pour faire à leur tour places à d'autres, un peu plus tôt ou un peu plus tard ? C'est un cercle de vicissitudes qui enveloppe tout le monde ; ce sont partout misères communes.
THEODOSE : Changeons de matière ; je me sens trop humilié de m'être trompé là -dessus : je n'étais guère prince alors.
THEOPHILE : En revanche vous l'êtes aujourd'hui beaucoup.